[TRIP REPORT] La tête dans les volutes d'opium...


Auteur : Initial
Zine : Rafale #2


Après plusieurs semaines de voyage en Iran, j'arrive à Ispahan, fameuse ville
surnommée la perle de l'ancienne Perse ou encore la Moitié du Monde, réputée 
pour ses mosquées colorées, la quiétude de ses jardins orientaux et ses ponts à
arches somptueux. 
J'y fait la rencontre d'un iranien très sympathique, d'une quarantaine 
d'années, au passé chargé (ancien combattant en Palestine, réfugié politique en 
Amérique du sud puis clandestin, finalement revenu en Iran par amour pour une 
femme...). Il s'appelle Hossein. Il m'invite quelques jours après à passer une 
soirée avec ses amis. Au cours de cette soirée, il me dit que si je veux goûter 
l'opium, il peut me montrer comment fumer. J'accepte et nous montons à l'étage, 
dans une grande pièce blanche et vide, avec un tapis qui recouvre les trois 
quarts du sol. Contre un mur, un radiateur électrique. Hossein sort un bout 
d'opium (ça ressemble à de la résine de cannabis) grand comme un ongle, le 
coupe en deux, applatit une moitié et la plante à l'extrémité d'une tige en 
fer. Il place ensuite une autre aiguille métallique au-dessus de la résistance
électrique qui est à l'intérieur du radiateur, jusqu'à la chauffer au rouge. 
Puis il pose délicatement la pointe de cette aiguille sur le bout d'opium, ce 
qui dégage une épaisse fumée grise, très odorante, que j'aspire avec un cône 
de papier. Je répète moi-même l'opération une vingtaine de fois. Mes dents sont 
noires. Je vais les laver. Je remercie Hossein pour son accompagnement et 
redescend pour discuter avec les autres. Les effets viennent après plusieurs 
heures, si progressivement qu'on ne se rend compte de rien. Je me sens 
décontracté, bien calé dans le divan, lourd (mais c'est agréable) et rêveur. 
Je rêve, mais je n'ai aucune envie de dormir. L'opium tient le corps éveillé 
tout en endormant l'esprit. Et encore! L'esprit ne dort pas vraiment, il rêve, 
il baille aux corneilles intensément. Hossein me ramène à mon hôtel en 
mobilette et je monte me coucher en essayant de ne réveiller personne dans le 
dortoir. Pendant la nuit, je me réveille plusieurs fois soudainement, les yeux 
écarquillés. Je me souviens parfaitement de mes rêves, qui sont anormalement 
farfelus. L'opium rend l'esprit créatif. Je construis de véritables scénarios 
de films dont je note des bribes sur une feuille. Le lendemain, les effets sont 
partis mais j'ai un solide mal de crâne qui ne me quittera pas avant 24 heures. 
C'est un inconvénient de cette drogue. Je précise que je n'ai aucune dépendance 
ni physique, ni psychologique. Il faut fumer tous les jours pendants plusieurs 
semaines pour devenir accro. De toute façon, beaucoup de gens arrêtent avant le 
stade de la dépendance car l'opium donne souvent envie de vomir (je ne l'ai pas 
ressenti mais nombreux sont ceux qui m'en ont parlé), donne mal à la tête le 
lendemain (grosse gueule de bois) et est très nocif pour les poumons (il n'y a 
qu'à voir l'état de ses dents pleines de goudron noir après une prise). Mais 
le côté créatif est vraiment intéressant. 

Post-scriptum : plusieurs membres de Rafale m'ont demandé de poursuivre un peu 
mon texte et de parler de mon voyage en Iran. Je ne sais pas quoi vous 
raconter : la réputation de la ville de Zahedan ("la ville des voleurs" par où 
transite toute la drogue et les armes qui viennent des montagnes noires du 
Pakistan), la beauté des déserts, la chaleur humide de Bandar-e-Abbas (sans 
exagérer, l'air est aussi humide qu'un sauna!), la chaleur infernale de Ahwaz 
(55 degrés! Mon pantalon me brûlait lorsqu'il frottait ma peau), le bruit 
étourdissant de Téhéran, la place de la femme dans la société (elle n'a pas le 
droit de montrer son visage mais elle peut griller toutes les queues, dispose 
de places réservées dans les bus et le métro...), l'armée omniprésente (en fait 
il existe deux armées : la régulière et la "gardienne de la Révolution" qui est 
composée de fanatiques), etc.? Non, je sais, je vais vous raconter une histoire 
grecque. Dans le dortoir où j'étais (3 euros la nuit), il y avait un autre 
étranger : un photographe grec. Il vivait depuis plusiers mois en Iran avec 
très peu d'argent. Je suis étonné alors je lui demande comment il s'en sort. 
En fait, il vivait la majeure partie du temps avec un groupe de nomades! Tous 
les mois, il revient trois ou quatre jours en ville pour contacter sa famille 
ou des journaux (à qui il vend des photos). Il garde l'argent récolté pour plus
tard, lorsqu'il voudra changer de pays. Il dépense seulement quelques sous pour 
acheter des légumes à offrir aux nomades. C'est tout ce qu'il dépense car les 
nomades le nourrissent et le logent gratuitement (en échange d'une 
participation aux tâches quotidiennes)! Ils sont une vingtaine, ils dorment 
sous une grosse tente ronde. Ils ont des troupeaux. Cette micro-société est 
matriarcale : les femmes commandent, de la plus vieille à la plus jeune. 
Mais l'incovénient de commander c'est que ce sont aussi elles qui travaillent 
le plus. Le matin, vers 4h, une heure avant le lever du soleil (tout marche 
selon le soleil), la grand-mère se lève et réveille les filles (sauf les 
enfants). Elles tournent le lait dans une énorme casserole (le photographe 
m'a montré les photos) pour faire de la crème. Puis il faut faire le pain. 
Il cuit. Vers 7h, les hommes sont réveillés et tout le monde déjeune. Puis la 
grand-mère affecte à chacun une tâche (emmener paître un troupeau, cueillir des 
fruits, chasser des petits animaux, réparer des vêtements...) pour la journée. 
En fin d'après-midi, en général ils peuvent se reposer trois heures et rien 
faire d'autre que regarder les nuages. Puis il faut préparer la tente pour la 
nuit, changer les paillasses, etc. Ils vivent ainsi très simplement, en 
utilisant très peu l'argent et en limitant les contacts avec les sédentaires. 
Ils se déplacent de grands espaces verts et déserts. Ils n'ont généralement pas 
de carte d'identité. Le gouvernement les tolère. Ils n'appartiennent à 
personne, ils franchissent les frontières sans y prendre garde. D'ailleurs, au 
sein du groupe, il y a des individus de différentes origines. Les visages vont 
du type arabe au type asiatique. Le photographe m'a dit qu'il ne les avait 
jamais vu s'énerver ou devenir colérique. Ils sont tout le temps calmes. Ils ne 
crient presque jamais et seulement contre les bêtes. Alors le photographe leur 
a demandé s'ils s'étaient déjà énervés. Ils n'ont pas compris pourquoi on peut 
s'énerver. Pour eux, c'est absurde, ça les fait rigoler. Je ne suis pas 
gauchiste, et c'était la première fois que je rencontre une utopie réalisée qui 
semble connaître une forme de réussite.